Lous dous vieis

"Lous dous viéis"


Les deux vieux



          Il était une fois deux vieux, l’homme et sa femme, qui vivaient seuls dans leur petite maison dans le bois. Ils vivaient seuls, car ils n’avaient pas d’enfants pour s’occuper d’eux et ils étaient pauvres, très pauvres. Ils n’avaient même presque rien pour se nourrir.

          Un soir donc, ils étaient tous deux assis auprès du feu qui crépitait doucement, comme tous les soirs, après avoir dîné d’une pauvre soupe faite de quelques pommes de terre et d’un peu de chou, et ils demeuraient là, silencieux. De temps à autre, ils soupiraient profondément et se lamentaient sur leur pauvre sort :

          - Quelle tristesse que notre vie ! Nous voici bien vieux tous deux, seuls ici dans notre petite maison, avec à peine de quoi manger et sans enfant pour veiller sur nous et nous apporter leur soutien !

          Or soudainement un grand bruit se fit entendre dans la cheminée, comme un grand souffle accompagné de claquements, puis une voix forte résonna :

          - Braves vieillards, le Bon Dieu vous a entendus et a pris en pitié votre triste sort. Aussi m’envoie-t-il vers vous pour vous offrir une chance extraordinaire : faites trois vœux, quels qu’ils soient, et ils seront exaucés, mais vous devez les formuler ce soir même !

          Un grand souffle se fit entendre au fond de la cheminée et ce fut tout. Nos deux vieux demeurèrent interdits et muets devant l’âtre vide où crépitait leur petit feu, se regardant d’un air abasourdi et tout à coup assez agité :

          - C’est une chose incroyable qui nous arrive-là ! s'écria le vieux.

          - Oui, c’est une chance merveilleuse pour nous, poursuivit la vieille, le Bon Dieu ne nous a donc pas abandonnés !

          - Tu as bien entendu, reprit le vieux, nous avons trois vœux, tout ce que nous voulons !

          - Oui, tu te rends compte ? Nous pouvons tout demander !

          - Alors, il va bien falloir réfléchir et se mettre d’accord, reprit le vieux, qu’est-ce que nous allons demander ?

          - D’abord de vivre vieux et en très bonne santé, repartit immédiatement la vieille.

          - Oui, mais la première chose, c’est de l’argent, beaucoup d’argent, tu vois bien comme nous sommes pauvres, corrigea le vieillard.

          - Oui, mais la santé, c’est plus important encore quand on est vieux comme nous le sommes.

          - Alors, d’accord, beaucoup d’argent et une excellente santé !

          - Moi, j’ai toujours regretté de ne pas avoir d’enfants, reprit la vieille. J’aimerais tellement, à mon âge, avoir de grands enfants pour qu’ils veillent sur moi.

          - Tu es folle ! Nous sommes vieux, nous n’avons pas eu d’enfants, c’est ainsi, nous devrons nous en passer : demandons autre chose, nous n’avons que trois vœux ! Donc, de l’argent, la santé, et que pouvons-nous demander d’autre de très important ?

          - Je ne sais pas, répondit la vieille d’un air un peu mélancolique en baissant les yeux vers le foyer rougeoyant, j’aurais tellement aimé avoir des enfants, moi…

          - Comme c’est embêtant, ça ! Nous n’avons que trois vœux et nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord…

          Le silence retomba, seules crépitaient les braises du foyer, et les étoiles poursuivaient leur cours paisible dans le ciel serein.

          - On pourrait demander une belle et grande maison, plus confortable, avec de bons lits et des fenêtres qui ne laissent pas passer le froid, proposa la vieille au bout d’un long temps.

          - La maison, ce n’est pas si important, rétorqua le vieux, il vaudrait mieux demander à redevenir jeunes et retrouver la force de nos vingt ans !

          - Nos vingt ans ! Tu en as de bonnes ! ricana la vieille.

          Et le temps passait ainsi, et les étoiles avaient bien tourné dans le ciel.

          Le vieux remuait de temps à autre les braises dans l’âtre tristement et pensivement du bout de son tisonnier, et il soupira tout à coup :

          - Ah ! S’il pouvait y avoir un bon beefsteak sur ce feu !

          Au même instant, une large et belle tranche de bœuf s’étala sur les braises rougeoyantes et se mit à crépiter.

          - Mais, grand fou, hurla aussitôt la vieille avec fureur ! Qu’as-tu fait là ? Tu nous as perdu un vœu ! Ah ! Puisse cette main tomber dans le feu qu’elle remue !

          Et la main droite du vieil homme, à l’instant même, se détacha de son bras et lui tomba entre les pieds.

          - Vois donc, espèce de folle, ce que tu viens de faire, hurla le vieux, tu m’as coupé la main !

          - C’est de ta faute, tu devais réfléchir avant de parler !

          - Et toi, qu’avais-tu besoin de me lancer une telle malédiction et de gâcher encore un vœu ?

          - Nous voilà bien avancés, à présent, nous avons perdu deux vœux, il ne nous en reste plus qu’un ! Qu’allons-nous demander ?

          - Il faut me rendre ma main, rétorqua immédiatement le vieux en considérant son moignon d’un air pitoyable.

          - Certainement pas ! Car alors, nous n’aurions rien gagné. Non, il nous faut demander au moins une chose utile, la plus importante, la santé ou l’argent, arrêta la vieille.

          - Et tu veux que je reste sans ma main ? Cela ne se peut pas !

          - Tant pis pour toi, tu n’avais qu’à te taire ! Tu te passeras de ta main, demandons de l’argent.

          - Que veux-tu que je fasse de tout l’or de la terre sans ma main ?

          Et la discussion tournait en rond, piétinait sur les mêmes arguments, sans paraître pouvoir trouver une issue.

          Le vieux ne détachait pas ses yeux de son moignon décapité et allait se lamentant :

          - Ma main, ma pauvre main…

          Les heures passaient, la nuit s’avançait, les constellations avaient déjà quitté le haut du ciel depuis longtemps et les deux vieux n’arrivaient pas à se décider, à s’entendre sur l’unique vœu qui leur restait. Les braises étaient bien affaiblies maintenant, elles rougeoyaient à peine dans l’âtre, au milieu des cendres.

          A la fin, la vieille, apitoyée par le vieux larmoyant sur sa main perdue, rompit le silence et lâcha :

          - Eh bien, soit, que ta main revienne !

          Et aussitôt, la main du vieux reprit sa place, comme si de rien n’était, et le vieux la tournait et la retournait pour vérifier si elle était bien fixée à son bras, il avait les larmes aux yeux de soulagement et semblai gai comme un enfant. La vieille était un peu dépitée sans doute, mais la joie retrouvée de son mari lui avait aussi rendu le sourire.

          Ils avaient donc épuisé leurs trois vœux, inutilement. Que leur restait-il ? Au moins le beefsteak, pensez-vous ? Depuis le temps, le pauvre morceau de viande avait brûlé, entièrement carbonisé, oublié au milieu des cendres maintenant éteintes.